Le bleu de Gênes

Une nouvelle de Denis Tellier 


À découvrir ces retours de lecture


Une nouvelle « ardente » qui laisse un balancier en nous, un tic tac qui nous attend tous…

La nouvelle « Le Bleu de Gênes » de Denis Tellier m’est arrivée, révélant une plume vigoureuse et maitrisée. On débarque directo dans la matinée du narrateur. On surprend ses gestes routiniers, son humeur, son décor détaillé par le menu, et qui divulgue quelques éléments du personnage dont rien n’est dit, rien de rien. Sauf que… avec une fine attention, on pourrait ressentir l’arrière du décor, la trame qui se noue, invisible aux sages et aux biens pensants.

Un foutoir pas possible, cet antre où il vit sous l’œil goguenard de l’impertinente horloge coucou. Celle-ci, ce « vieux bidule », il a bien envie de la « passer par le feu ». Il y renonce finalement car « certains objets sans vie font corps avec le monde des vivants ». Qui voudrait, non pas arrêter le temps ici bas, mais s’en débarrasser une bonne fois pour toute ? Le temps et sa trotteuse, omniprésente et sans répit, qui bat la mesure dans nos têtes, dans celle du narrateur… Cette voix intérieure exacerbée, ayant semble-t-il muselé le silence à jamais.

Au gré de cette Voix, trois portraits d’hommes résumant les travers de l’humanité, tels des poupées russes, s’emboîtent sans complaisance, décrits dans une langue bien pendue. Ils sont proches du narrateur depuis l’enfance, d’où un ton alerte, des images irrévérencieuses. L’humour y est sous tension, le ridicule, subtil. Ils sont nés la même année que lui : en septembre, pour le quincailler Euzèbe (avec un Z), « un détacheur de sentiment » ; en mars, pour le boucher Eugène, une « raclure d’étal » ; en mai, pour Nan Nan, le « pas bien méchant »… tandis que lui est né en novembre, une précision qui revient à trois reprises, traçant un triangle équilatéral dont il serait le centre. Ils ont en commun d’avoir été soignés par lui et c’est ainsi qu’on en apprend un peu plus sur celui qui reste sans nom : médecin vieillissant à la vue qui baisse, des acouphènes, de l’arthrose, se nourrissant de téguments de seigle et autres céréales « par mesure d’indifférence », ce qui lui a inspiré sa thèse sur la folie et ses dérivés « le mal des ardents ». Et puis, ramenant tous les bleus qui trainent au Bleu de Gênes, celui que Vincent a commandé à son frère Théo. Famille Van Gogh, ça va de soi.

Voilà à peu près ce que l’on sait de ce narrateur. Mais c’est juste un peu d’écume. Le fond est à découvrir. Le fond profond. Il faut s’en donner la peine. J’imagine l’auteur, à la fois narquois et tendre, tel un chat surveillant la souris de bibliothèque pour voir ce qu’elle a dans le ventre avant de la croquer…

Quelques phrases picorées ça et là, au hasard, juste pour titiller la curiosité du lecteur potentiel : « On perd petit à petit ses sens, assis sur le rebord de la vieillesse… », autre « rebord », celui : « du feston pourri de la nuit… », « Il s’enfonçait de plus en plus dans le profond de son intérieur, c’est ses paupières qui lui servaient de volets », « La séparation est redoutable quand elle est soutenue seulement par équilibre de l’immobilité ». Pour conclure car il le faut bien : « la vieillesse n’est pas qu’une saloperie de supplice cérébral, elle s’accompagne aussi de gémissements. » Sourient ceux qui s’y reconnaissent !

Pour le reste, ouvrez le livre, et même lisez le à voix haute. Les phrases dansent et chantent. C’est aussi de la poésie, ça m’sieur dames ! Et sentez la pointe malicieuse qui sous-tend ce récit affuté sur mesure, quelque fois irrévérencieux, parfaitement mal léché avec la rigueur de qui sait mener sa plume (on sait bien que ce sont-là, déguisements de la tendresse pour passer incognito…)

Cette nouvelle est trempée dans une encre d’une désespérance terriblement courageuse. C’est du brut, du rugueux, du qui vous retient éveillé quand vous refermez le livre. Impossible de rester indifférent !

Maïa Alonso


D’un bleu1 au parfum d’Orient supposément assorti au titre et d’où surgissent les chaudes vibrations d’une gravure2, la première de couverture oriente le lecteur vers une nouvelle centrée sur l’art. Et le fait que la nouvelle s’ouvre sur une lettre de Vincent van Gogh à son frère semble entériner cette intuition. Mais ce serait sans compter avec les desseins d’un auteur chez qui rien n’est anodin.

Car, sous le prétexte de l’intimité d’un peintre sollicitant l’envoi d’une réserve de peinture, ce courrier recèle de savantes et discrètes amorces du récit, en premier lieu la couleur éponyme. Suivent sous la plume de l’artiste ses craintes, ses incertitudes qu’une anecdote vient exacerber : de sa fenêtre, il assiste au manège confus d’un vieux médecin dont il pressent la folie. Le mot est lâché.

Mais là encore, ne serait-ce pas trop simple de n’y voir qu’une anticipation aux propres exaltations de van Gogh ? Ce serait faire injure à Denis Tellier que de méconnaître sa référence feutrée à Antonin Artaud, relégué dans une sorte de territoire inconnu du langage. L’on sait combien l’auteur fut révolté par la fin tragique de van Gogh, Suicidé de la société car aliéné par les psychiatres selon lui. L’écrivain ne pouvait que reconnaître la souffrance du peintre, son mal dire, cette « malé-diction », car leurs œuvres respectives ont en commun de s’inscrire dans l’émotion, dans un lointain intérieur à l’épreuve du néant, frôlé parfois. Autant de bleus à l’âme que n’ignore pas Denis Tellier.

Le désir incoercible de van Gogh d’aller vers le sud, vers sa lumière, vers sa douceur… nous fait insensiblement glisser vers ce Bleu de Gênes. Devenu leitmotiv au cours du récit, la couleur défie le gris sale des désillusions, des vies au ralenti, comme des humeurs putrides des corps. On pense aussi à Céline. Ne nous y trompons pas : si Denis Tellier connaît ses classiques, il sait à merveille nous parler d’un présent solitaire, celui d’un médecin – tiens donc…-, d’une vie un peu sordide festonnée par le souvenir d’un amour solaire quoique inassouvi.

Avec sa rage de dire, et cultivant l’acuité du regard et de la sensation, Denis Tellier nous donne à lire la parole vibrante, mordante, d’un homme au bord du gouffre et qui donne du monde une vision exacerbée, cernée de violence, tissée de désespérance, où le drame le dispute au dérisoire. L’écriture y est une existence au sens premier du terme, vivante, faite de nerfs et de sang, de lymphe et de pleurs.

L’essence de cette langue convoque en permanence les registres soutenu et familier, les oppose et, de leur rencontre, de leur tension interne, fait naître un jeu subtil où chaque voix féconde et intensifie l’autre. Et si, parfois, ne semble émerger que le langage de la putréfaction, de l’abjection, du mépris, c’est pour mieux souligner, peut-être par mesure d’indifférence, la recherche d’une issue à l’intolérable, aussi nuisible soit-elle, et la démesure des âmes jusqu’à leur épuisement.

Ecriture vraie, profonde, semblable à un soupir, sifflante à la façon d’un râle, nauséeuse comme un hoquet, déchirante. Elle n’est autre qu’un tremblement, un vertige qui nous questionne, et ne peut se lire qu’à l’empan de la conscience, à la manière de tout acte essentiel, fût-il amour, détresse ou agonie. L’auteur veille au moindre faux-pas de l’être humain, à sa plus menue fissure, à son plus insignifiant bubon, à sa plus virulente détresse.

Lire Denis Tellier, c’est comme être condamné et le savoir, ce qui est l’essence-même du tragique. On n’en sort pas indemne.

1 Un indikon fut ainsi surnommé par Alexandre le Grand lors de la conquête de l’Indus et signifiait « venant des Indes ». On en teindra au XVIème s. les voiles des navires portugais, puis les pantalons des marins de Gênes qui en confieront le lavage à une mer lavandière, en les enserrant dans un filet attaché à la poupe. Ainsi délavée, la couleur devient le « bleu de Gênes ».

2 Œuvre de Danielle Péan le Roux

Marie Driot


Ce petit opuscule de Denis TELLIER, « Le bleu de Gênes », s’ouvre sur une lettre de Théo Van Gogh à son frère, beau prétexte à la narration dans laquelle on plonge comme en un bain de couleurs.
Si le bleu de Gênes est un discret fil conducteur, la « couleur » réside dans l’écriture de Denis, dans la saveur des mots choisis, la richesse des descriptions. On est loin d’une langue terne et insipide !
S’il est mieux de se passer de comparaisons, les références s’invitent parfois à l’insu, car nous en sommes porteurs. Pointe alors à l’esprit un Céline.
Un monologue intérieur, empreint de lyrisme, où la description des lieux et des humains marie cynisme et comique.
La profondeur d’un être désabusé, mais dont une tendresse pointe encore par là.
Le riche vocabulaire de Denis Tellier nous fait entrevoir une succession de tableaux, ou de clichés photographiques marqués par le temps, il nous donne à percevoir. On y est, dans cet inventaire de personnages bigarrés, dont émerge une ou deux tendre figures au milieu d’autres peu glorieuses, probablement car mal dégrossies par la vie.
On est face à une sorte de rendu émotif interne du personnage qui évoque, à la faveur d’une irruption soudaine dans son quotidien bazardeux, ce qui lui passe par la tête. Tout déboule là, évoquant la puissance voire la folie de nos monologues intérieurs.
Hitchcock répondant à Truffaut sur la composante de ses films, sur la récurrence de personnages et de scènes tordues : « je décris toujours un innocent dans un monde coupable », un enfant innocent perdu dans un monde coupable. Dans cette nouvelle on perçoit cet enfant-là, mais au terme de sa vie.

Chantal Flament


On pénètre, comme par effraction, dans un univers effrayant. On en arrive à s’interroger : aurait-il rencontré une âme errante, battant la campagne au tournant du siècle ? L’âme d’un médecin égaré, depuis longtemps oublié, qui aurait croisé ses pas dans la nuit des fantômes ?
La campagne qui semble cruelle mais pleine de vie. Et les méfaits du Temps qui se diluent dans l’humour, la « politesse du désespoir ».
L’engagement est militant, ça sent le Pauvre au sens noble du terme et la Vérité du monde.
J’ai aimé, entre autres protagonistes, le rôle de la dinde et sa personnification ; mais oui bien sûr! ça pense une dinde ! Cela m’a évoqué Paul Nizon, le Suisse, qui lui aussi a des pouvoirs comme celui de faire parler des cuillères tête-bêche dans un tiroir ! Surréaliste Denis ?
Il y a de l’horreur en prime : des bubons, de la boue, de la maladie, de la folie : ce sont de petits passages trash et gore, les minutes réalistes qui rappellent Otto Dix ou Maxence Van der Meersch (amygdales arrachées à vif aux enfants).
La guerre et ses méfaits à long terme, ce sera pour plus tard.

Et ce Bleu de Gênes dans lequel baignent les mots, comme dans un océan toujours recommencé, dans les méandres du Temps, qui cherche à s’incruster dans les neurones.
Il y a dans le style du Simenon, du Maupassant, des voix qui se seraient égarées par là- haut.
Et du Verhaeren, et une touche de Brel par dessus.

Miriam Tellier


L’écriture de Denis est mature : Avec l’intensité de tous les détails qui ne sont pas extraordinaires, mais le deviennent par la magie du style, qui parfont les phrases et les tableaux aussi. Il a su, avec malice et amusement, faire jouer et jouir tous les sens avec les mots. Et au final l’écriture est à son image puissante et terriblement humaine…Et charnelle aussi ! Il est écrivain jusqu’au bout des ongles ce gars là !

Nicole Milhac


Portraits cinglants, humour féroce où l’homme ressemble tantôt à « une raclure d’étal, un cul de couenne, un bout de boyau, un détacheur de sentiment » . « C’est quand même un monde de les entrevoir toutes ces poules mouillées par la lucarne de la réalité ».

Hormis l’institutrice, fermée et rêche, deux femmes adoucissent cette réalité : l’une est boulangère, femme fantasmée qu’il n’ose approcher, beaucoup plus tenu, pudique ; l’autre est la mère d’ Eugène « parce qu’elle ne disait rien ».

Car des bouches des hommes suinte le mauvais, cette « mauvaise réputation qui l’avait enseveli peu à peu ». Les mots qui  « démantibulent le corps » , « disloquant les os ».

Danielle Hafner


Certaines descriptions par leur réalisme et leur naturalisme m’ ont fait penser aux tableaux des peintres primitifs flamands.
Et puis, bien sûr, comme un glacis, la poésie s’ invite, transfigure le texte pour faire surgir l’émotion.

Isa Van Der Haegen


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